Re-naissance

Re-Naissance


Eloge de l’ombre de Tanizaki Junichiro
« Contrairement aux Occidentaux qui s’efforcent d’éliminer radicalement tout ce qui ressemble à une souillure, les Extrêmes-Orientaux la conservent précieusement et telle quelle, pour en faire un ingrédient du beau. »


Sur mes photos de corbeilles, poubelles, détritus, encombrants.
Par Anny Romand

Ce que je recherche dans les déchets, dans ce qui est jeté, abandonné, renié, dénié, ce sont les émotions qu’ils suscitent.
Car tout ce que les êtres humains utilisent,   consomment et ensuite jettent à la poubelle sont des résidus du démoli, du déchiqueté, du sale, du souillé, de l’éliminé, supposés n’avoir aucune valeur, une valeur déniée. La valeur a été enlevée à un objet par la consommation et le reste est jeté.

Et c’est ce reste qui m’intéresse et que je vais voir à travers l’œil de l’appareil photographique. Repêcher ce qui est considéré comme un déchet, une ordure sans valeur, une non-valeur pour lui rendre une valeur artistique.

A la recherche de ce qu’on ne regarde pas en tant que valeur. Mais aussi ce qu’on jette décrit la société dans laquelle nous vivons par nos goûts, nos habitudes, nos refus.
Reflet de la personnalité de nos contemporains.

L’artiste révèle un secret contenu au fond des choses présentes dans le réel, dans la nature. Il donne à voir ce qui est visible mais non vu, non apprécié, non considéré.
Par le travail de son regard, il apporte une nouvelle façon de regarder.

En effet, les objets jetés dans les corbeilles sont à détruire car sans valeur mais étonnamment ils brillent de couleurs, de formes, d’objets, de messages écrits qui ne demandent qu’à être cueillis comme on cueille des fleurs dans un champ.

Aller chercher la beauté partout où elle se cache.



RE-NAISSANCE

Photographier. Photographier d’où ? L’abîme toujours passe. De quand ? On s’en passe. De quand on passe. Mais on passe. Photographies de corps fantômes en exils de tous ceux qui croient vivre. Autour. Long plan de Paris ; avec pour seule accalmie une plage de La Ciotat ; phare-poubelle. Lumière-ligne. Tout ce qui entoure le monde est banni par l’ombre et la mémoire. Il ne reste que l’oubli de choses, – moins que cela –, que déchets voués à l’oubli, oubliés, jetés.

Tout cela dans ce vide. Néant noir. Gouffre auréolé. La ténèbre noire du plastique, verte parfois. Et le lent froissement muet de déchets qui bruissent à l’intérieur ; qui restent pour bruire, pour bruire de ne plus dire leur usage ; mais dire le manque qui depuis maintenant est oubli ; est rien. Car qui irait mener scandale, Révolution, pour les voir réapparaître ces riens du quotidien oubliés du monde ? Exil de plus dans un monde qui n’a plus que faire de tous ceux, de toutes celles qui le sont déjà. Et plastique des arbres et de la lumière. Et plastique pareil à l’aquarium plein de grands bois verts, plein de poisson-feuilles. Et rien qui au milieu est élevé de rien à bouquets de fleurs, à bijoux, à saintes reliques. L’œil vicié par leurs auras cherche, guette, éreinte l’image, fait d’elle le saint même des ermitages d’aujourd’hui. Trottoirs. Parcs boisés. Plages.

Tous ces lieux eux-mêmes bannis par les pas de ceux qui les foulent ; par ceux qui font foule. Il y a toute mémoire dans ces néants noirs, autant que si l’on voulait trouver lieu où nous lier : tombeaux, livres, ordinateurs, maisons, chambres d’enfant. Ces néants noirs sont tout cela ; bien plus que tout cela. Ils sont cela d’une certaine façon. Rien d’autre. Cela qu’est confier sans la confiance, cela qu’est dédier sans la dédicace, cela qu’est jeter sans regarder tous ces corps laissés là parmi ces lieux liés par les grands arbres des villes, par la dualité du monde, par les aubes jaunes.
Laissés là pour périr sans le pouvoir. Laissés là, tout simplement. Pour être là. Elles sont comme tous les Temples millénaires, in-nées.

Nul ne sait d’où elles viennent, quand elles viennent. Quand elles repartent. Si elles sont restées si elles repartent. C’est peut-être parce qu’on bouge qu’elles voyagent comme les âmes, qu’elles prennent le bateau, qu’elles coulent dans la mer-oublie. Qu’elles deviennent épaves, qu’elles deviennent ce qu’elles ont englouti. Ce qu’elles ont dans leur néant noir, dans leur estomac flasque fait du plastique de ce qu’elles ont englouti, faites de ce qu’on leur a laissé là, parfois en les loupant, parfois en essayant pas même, en essayant plus même. Qu’il ait grandi spectre ambigu, dieu lumineux, ou vagin en sang. Qu’il soit soudain néant nu. Qu’il soit. Peu importe. Tout est. Et c’est bien que cela, que tout soit comme il ne le devait pas. Comme tout ce qu’on se passe, comme tout ce qui se passe. Ils sont passants plus ordinaires que d’autres. Plus encore que d’autres. Les voir à travers l’ombre, la lumière qui les porte, jusqu’ici, donne à ces corps un corps moins ordinaire que d’autres.

Dans cette vasque de rien, dans ce néant se tient tout ce qui n’a jamais été. Tout ce qui aurait pu être si, dans l’extrême usage de ce qui les faisait, il n’en avait pas été autrement. Autrement, tout cela n’est que poubelle, que déchet, que plastique. Rien de plus. Ceci n’est presque plus qu’une poubelle, qu’un déchet, qu’un plastique en morceaux. Après que l’objectif ait tout pris de ce qu’il n’était que. Ce qu’elle n’était que. Quoi ? Poubelle. Poux-belle ? Comme ça, ça paraît autrement. Moins réaliste déjà ? Un déchet. Ce papier qui sera poussière dans cent, dans mille ans. Cette encre qui s’efface avec le temps ; sa cartouche qui est déjà jetée, qui était pourtant l’attention de tant d’espoirs ; qui n’est plus rien désormais.

Rien n’est plus commun que ce qui se trouve dans le sac d’une poubelle. Une montre Rolex peut soudain tutoyer la couche culotte pleine d’un nourrisson. Les restes d’un repas, les restes d’un mariage périmé. Photos, lettres, fiches d’imposition, listes de courses, alliances. La moindre connerie se retrouve voisin de toute une vie. Et toute une vie, à partager son dernier lit avec la pire des ordures. Car qui sait qui mérite l’Enfer et qui mérite le Paradis ? Qui sait s’il n’est pas une invention de Dieu pour dissimuler à ceux et à celles qui pensent y être qu’ils sont en vérité en Enfer ?

A.P.A. Delusier.